Analyse: Représentations de Saint-Pétersbourg

Représentations de Saint-Pétersbourg dans les œuvres La perspective Nevski de Gogol et Les pauvres gens de Dostoïevski.


Tourgueniev, dans Apparitions, évoquait avec dégout les nuits qu’il passait au sein de ses rues et la désillusion du visiteur qui imaginait y voir quelque chose. Dostoïevski, dans Crime et Châtiment, partageait au lecteur l’ambiance du tourbillon des marchands, alors que Nina Berberova, dans Alexandre Blok et son temps, déplorait que la ville se dégradait, graduellement pour le pire. Joseph Brodsky parlait  quant à lui, dans Loin de Byzance, d’un climat de solitude et de vide qui planait sur ses rues gelées, alors que les colonnes de Pierre le Grand et les statues étaient recouvertes de gel. Finalement, Vladmir Nabokov dans Autres Rivages nuançait le portrait plutôt négatif de la ville en rappelant les jeux de lumière du soleil et les beaux paysages qui font tout de même un paysage ravissant, sous le soleil du printemps. Certes, beaucoup d’encre aura coulé pour décrire cette cité créée de toutes pièces par Pierre le Grand, une ville dont la création aura engendré de multiples légendes et provoqué maintes critiques. Saint-Pétersbourg a notamment inspiré deux écrivains renommés de la littérature russe, Gogol et Dostoïevski, dont les ouvrages, La Perspective Nevski et Les Pauvres Gens, ont comme toile de fond la vie quotidienne de Pétersbourg. En effet, La Perspective Nevski, dont le nom est emprunté à l’artère principale de Saint-Pétersebourg, a été publiée en 1835 et raconte l’histoire de deux hommes, un artiste et un lieutenant que l’amour guide vers des émotions inconnues et des actions loufoques. Quant à l’œuvre Les Pauvres Gens de Dostoïevski (1846), elle traite d’une correspondance entre deux voisins vivant des situations difficiles, tentant de trouver du réconfort et d’échapper à leur réalité par l’écriture de lettres. Les deux œuvres ayant été écrites sensiblement à la même époque, le portrait qu’ils peignent de la ville est similaire du point de vue de l’importance que la société accorde aux classes sociales et à la hiérarchie pour juger et coter les individus, de même que du point de vue de « l’esprit de faux » qui règne dans la ville.

L’importance de la Hiérarchie dans l’histoire de Pétersbourg

Dans la société pétersbourgeoise, l’esprit de classification par ordre d’importance ne date pas d’hier. En 1722, alors que Pierre 1er est au pouvoir, une hiérarchie pour la fonction publique et l’armée est créée.[1] Cette table des rangs, regroupant les travailleurs en 14 catégories, démontrait la hiérarchie de la noblesse. Bien que l’œuvre de Gogol soit apparue plus tard, cet intérêt pour les grades est fortement exploité comme thème dans les œuvres de son recueil Nouvelles de Pétersbourg, tant par son acharnement à présenter les personnages en nommant d’abord leur rang ou leur fonction, que par les allusions constantes aux conséquences de cette réalité. En effet, dès la création de Saint-Pétersbourg, plusieurs problèmes sociaux économiques affectent inégalement la population. Ces problèmes sont notamment liés aux fréquents changements de gouvernement. En somme, elle a été, depuis la création de St-Pétersbourg jusqu’au régime de Staline, gouvernée par Pierre Legrand, l’impératrice Catherine, Pierre II, Anne Ivanovna, Élisabeth, Pierre III, Catherine II, Paul 1er, Alexandre 1er, Nicolas 1er, Alexandre II, Alexandre III, Nicolas II et Lénine. Cette réalité, ainsi que les guerres qui auront eu lieu parallèlement à ces changements, mettent en relief l’instabilité politique qui règne à Saint-Pétersbourg au cours de cette période.[2] La population est conséquemment affectée par ces changements qui démentent la vision de Pierre le Grand, qui prédisait à Saint-Pétersbourg un avenir prospère et prometteur. De surcroit, suite à la rébellion des décembristes en 1825 qui a provoqué la mort de plusieurs civils et fidèles du tsar, la Perspective Nevski abrite une population diversifiée démontrant plusieurs écarts économiques. Prostituées, mendiants, ivrognes, courtisans et jeunes officiers, de même que des notables et des commerçants cohabitent et vivent selon des moyens complètement différents. Alors qu’un fonctionnaire ne peut pas convenablement nourrir sa famille, les plus nobles de la société vivent dans une richesse excessive sans scrupule. Les deux œuvres à l’étude abordent cette problématique en mettant de l’avant les difficultés et la désespérance ressentie par les moins choyés de la hiérarchie sociale.


La division des quartiers selon le rang des individus qui les habitent.

Pour ce qui est de la pertinence de Gogol à choisir la Perspective Nevski comme théâtre de son histoire, elle est notable puisqu’il s’agit d’un point important de la ville à partir duquel il est simple de décortiquer les divers quartiers qui l’entourent et les classes d’individus qui les habitent. En fait, le classement des quartiers se divise principalement en deux, soit les quartiers défavorisés et les quartiers convenables.[3] Les gens les plus haut placés se situent près de la Perspective Nevski et ses environs. Pour les gens de la classe moyenne, les fonctionnaires de moindre grade, les sous-chefs, les savants, les artistes et certains marchands et étrangers cultivés, bien qu’ils soient toujours dans des quartiers corrects, ils se situent plutôt entre l’Amirauté et la Fontaka, peu loin de la Perspective Nevski ni trop près de la Neva. Finalement, les gens étrangers, les artisans ou industriels de basse classe habitent surtout sur la rue des Bourgeois.

1-      L’importance des classes sociales et de la hiérarchie dans les œuvres.
1.1- L’importance du rang attribué à l’individu dans l’œuvre de Gogol

Dans La Perspective Nevski de Gogol, l’importance qu’accorde la société au rang qu’occupe chacun des individus est palpable et influence les comportements et les relations entre les gens. Ainsi, les interactions entre les individus sont régies selon les premières impressions des apparences qu’ils se feront. Pour le protagoniste de l’histoire, Piskariov, il est donc primordial de porter ses épaulettes afin de mettre en évidence son statut d’officier qui le rend plus crédible et présentable devant les Allemands qu’il rencontre. Dans les descriptions du narrateur de ce qu’il aperçoit, à chaque période de la journée, lorsqu’il déambule sur la Perspective Nevski, l’influence des apparences dans le processus de classification des gens selon leur rang social respectif est mise en relief. Lors de son observation d’avant-midi, il note la présence des commis et des tenanciers de magasins en soulignant la vue de leurs camisoles hollandaises et celle des besogneux en remarquant leurs bottes souillées de plâtre. Il constate par la suite les précepteurs et leurs élèves par les cols de batistes de ceux-ci et les gouvernantes par leur posture particulièrement travaillée pour simuler une quelconque importance.  Alors qu’approchent les deux heures, les vêtements soignés font place aux robes colorées des femmes d’auteurs et d’artistes, puis se joignent les fonctionnaires et les gens plus nobles : « les hommes en long pardessus, les mains fourrées dans les poches, les dames en redingotes de satin rose, blanc et bleu d’azur et ravissants chapeaux»[4]. Ces associations, entre les caractéristiques physiques des divers individus rencontrés et les statuts auxquels le narrateur les associe, mettent en lumière cette importance de classification des citoyens.

Dans l’œuvre de Gogol est aussi mise de l’avant l’idée de hiérarchie. Tout le monde est inférieur à quelqu’un, à l’exception du Tsar. Cette révélation est visible lorsque Piskariov reçoit un traitement disgracieux, empreint d’impolitesses et de rudesse de la part des Allemands, alors qu’il s’invite dans l’appartement de l’un d’eux afin de se rapprocher de sa femme. Il décide après cet acte humiliant de porter plainte et révèle ainsi les rangs sociaux supérieurs à lui auxquels il compte avoir recours : « Il ne songeait à rien de moins qu’à porter plainte par écrit à l’État-major général. Et si l’État-major général prononçait un châtiment insuffisant, il s’adresserait directement au Conseil d’État, et au besoin au Tsar lui-même. » Bien que ce personnage soit pourtant plus haut placé que beaucoup d’autres citoyens de Pétersbourg, la gradation précédente, exposant la succession incessante des rangs, démontre qu’il reste inférieur à d'autres, dans cette société hautement hiérarchisée.

Gogol joue aussi avec l’ironie en insérant dans La perspective Nevski un personnage allemand, pour qui le grade passe après l’individu. Alors que le lieutenant arbore fièrement les démonstrations de son statut, l’Allemand le punit finalement selon les actes qu’il a commis, sans être influencé par son statut : 

-Fiche le camp ! répondit Schiller d’une voix pâteuse. Pirogov fut interloqué. Être ainsi traité était quelque chose de tout à fait nouveau pour lui. Le sourire qui s’était dessiné sur son visage s’éteignit d’un coup. C’est du ton de la dignité offensée qu’il dit : « Je comprends mal, cher monsieur… vous n’avez sans doute par remarqué… je suis officier… -Officier, qu’est-ce que c’est que ça ! Moi, Allemand de Souabe. Moi aussi devenir officier[] Mais moi je veux pas servir. Moi je fais avec l’officier comme ça : phou ! » et Schiller étendit la paume et souffla dessus.[5]

Dans ce passage, les points de suspension, utilisés dans les répliques de Pirogov, montrent que le protagoniste perd sa confiance devant l’absence de considération de l’allemand vis-à-vis le protocole de la hiérarchie. En effet, cette ponctuation est révélatrice puisqu’elle témoigne de son hésitation et de sa perte soudaine de moyens lorsqu’il est confronté à devoir être imposant par lui même, sans l’aide de son grade. Cette situation, lors de laquelle aucune considération ni respect n’est accordée à cette hiérarchie met en lumière la critique de Gogol, qui elle, illustre le coté superficiel et impertinent du statut, pour les autres cultures.

En somme, Gogol utilise cette réalité pétersbourgeoise dans ses romans pour dénoncer l’inégalité de ce système, qui encourage l’individu à entretenir du mépris pour les classes inférieures à lui, puisqu’il est, lui-même, constamment inférieur à quelqu’un d’autre. Aussi, il met en lumière le manque de profondeur des jugements, uniquement basés sur les apparences.

1.2 La discrimination effectuée envers les rangs les plus bas, dans l’œuvre de Dostoïevski

En ce qui a trait à l’analyse de l’œuvre Les pauvres gens de Dostoïevski, l’importance des classes sociales est divulguée par un fonctionnaire extrêmement pauvre, Macaire Diévouchkine, dont la discrimination par les apparences affecte considérablement sa qualité de vie. Catégorisé dans un rang peu valorisant qui le contraint à travailler inlassablement sans toutefois atteindre la paix d’esprit en ayant un salaire suffisant, il dénote l’humiliation et la honte qui pèsent sur les travailleurs de son statut, incapable de se procurer les denrées nécessaires, mais contraint, pour conserver un certain honneur, de payer pour des bottes et des vêtements d’apparences convenables. Dans cette œuvre également, la hiérarchie est une notion importante. En effet, le protagoniste est sous les ordres de superviseurs qui eux-mêmes sont sous les ordres de « Son excellence ». À chaque rang supérieur, en plus de l’honneur, les moyens financiers sont supérieurs. Ainsi, alors que Macaire Diévouchkine peine à subsister sans emprunter ou demander d'avances, « Son excellence » peut se permettre des dons de 100 roubles sans trop réfléchir. Dans les divers appartements de ces fonctionnaires pauvres, la hiérarchie est tout de même encore présente puisqu’il y a aussi des gouvernantes et des serviteurs qui veillent à faire les corvées et les courses des locataires. Il n’y a donc pas que des niveaux hiérarchiques chez les plus nobles, il y en a jusque dans les milieux les plus pauvres.

La classification des quartiers en fonction des habitants est aussi présente dans l’œuvre de Dostoïevski, lorsque le narrateur parle des divers paysages et rues qu’il connaît :
La Fontanka, canal navigable ! (…) Sur les ponts les bonnes femmes vendaient des biscuits mouillés et des pommes pourries, elles étaient toutes trempées et sales. (…) Quand j’ai tourné à la rue des pois, la nuit était tout à fait tombée et on commençait à allumer les réverbères. (…) Quelles boutiques, quels riches magasins ! Tout y resplendit et y brille littéralement : les étoffes, les fleurs derrière les vitrines, des chapeaux avec des rubans. On croit que tout cela est exposé comme cela, pour la beauté ; mais non ! Il y a des gens qui achètent tout cela pour en faire cadeau à leurs femmes. Une rue riche !  [6]

Dans cet extrait, la ponctuation positive, caractérisée par l’amalgame de points d’exclamation, attribuée au passage du quartier riche est mise en contraste avec l’absence de ponctuation des descriptions des ponts de La Fontanka. Les descriptions péjoratives telles l’emploi des mots « sales », « trempées » et « pourries » font aussi un contraste avec les mots à connotation positive comme « riches », « resplendit », « brille », « fleurs » et « beauté ». L’inégalité entre les classes sociales, démontrée par le biais des quartiers où ceux-ci habitent, est ainsi représentée par cette opposition. Le jugement envers les quartiers, conséquence des jugements envers les habitants, est aussi perceptible dans le passage où Varinka quitte la ville avec un homme inconnu pour vivre plus aisément. Les propos de cet homme sont défavorables envers la vie et son dédain est alors mis en relief.

1.3. Comparaison entre les deux œuvres du point de vue de l’importance accordée aux rangs sociaux et à la hiérarchie

À la comparaison des deux œuvres, il est clair que les deux auteurs jugent négativement cette importance accordée à la hiérarchie de même que la prévalence des apparences sur la personnalité des habitants. Ainsi, Dostoïevski met de l’avant la pauvreté engendrée par ces inégalités et les difficultés humiliantes que vivent les moins gradés. Quant à Gogol, il dénonce aussi les désagréments de cette réalité en effectuant des descriptions contrastantes entre les divers quartiers, illustrant du même coup l’injustice qui affecte les moins choyés. L’utilisation de la description des divers quartiers est d’ailleurs une stratégie utilisée par les deux auteurs.

Saint-Pétersbourg et ses canaux romantiques
Marie-Claire Freymond, Centre-ville,Saint-Pétersbourg, Russie
Décembre 2007
2. Le mythe de Saint-Pétersbourg et l’omniprésence du faux.

Émergence du mythe

Il est inévitable, à l’analyse de la littérature pétersbourgeoise, de traiter de l’idée du mythe, « du faux », thème traité abondamment par ses auteurs les plus influents, associé à la ville depuis sa création. [7]

Tout d’abord, il faut noter que la naissance de Saint-Pétersbourg est caractérisée, dès ses premières rumeurs, par le mythe. En effet, dès la création de la ville en 1703 par Pierre le Grand, une rumeur court parmi les anti-Pétersbourgeois. On prétend que la ville a été créée sur des amas d’ossements humains. La ville est alors accusée d’être antéchrist et contre nature. Sont aussi mis de l’avant des dangers potentiels, dus à la création artificielle de la ville qui serait donc automatiquement condamnée à des malédictions dites imminentes; la ville sera certainement engloutie par les inondations, un déluge ou encore elle redeviendra un désert.

Toutes ces suggestions mythologiques et idéologiques ont poussé les écrivains tels Pouchkine et Gogol à écrire sur la ville et ses mythes, augmentant ainsi la dualité entre le réel et la fiction qui entourent Saint-Pétersbourg. Ainsi, par ce mouvement littéraire, cette jeune ville, riche de passé et de culture, a survécu, malgré les nombreuses embuches telles le génocide de la famine en 1920, la répression de 1930, la guerre de 1941 et de multiples influences naturelles auquel elle s’est heurtée et dont elle à dû se remettre, notamment grâce aux multiples personnages de fictions qui l’habitent dans la littérature.

En plus du mythe entourant la création de la ville, l’idée du faux est un thème développé en littérature, notamment dans Les pauvres gens de Dostoievski et Les Nouvelles de Pétersbourg de Gogol, parce qu’il met en relief une déficience sociale qui guide les actions de la société pétersbourgeoise et que les plus désavantagés tentent d’oublier; le jugement par les apparences et le rang social. De ce fait, puisque les habitants réels de la ville n’existent que par le rang qu’ils occupent dépendamment de leurs papiers administratifs, Saint-Pétersbourg serait dont une ville de spectres, d’êtres ne vivant que sur papiers, qui laisse les plus démunis dans un désespoir constant de haine envers la réalité et un besoin de l’esquiver constamment. Ce thème est exploité dans les deux œuvres à l’étude par des allusions au rêve, aux forces diaboliques, au mensonge et à l’imaginaire.

2.1- La fuite de la réalité dans Les Pauvres Gens de Dostoïevski

Dans l’œuvre de Dostoïevski, les conséquences de l’importance accordée aux rangs sociaux sur les moins choyés de la société se reflètent dans une peur constante de ne pas arriver à subvenir à leurs besoins. Cette crainte réaliste entraine ceux-ci à devenir dépendants de plus de gens encore, en s’encombrant de dettes, comme c’est le cas du protagoniste Macaire Diévouchkine qui doit se réduire à supplier les plus fortunés pour leur emprunter quelques roubles. Cette situation crée un climat de désespoir et de mal de vivre chez ce malchanceux et le dépossède de toute amour propre et respect de lui-même. Malgré la routine qui pèse sur ses épaules, il trouve un sens à la vie dans l’écriture, en s’entretenant avec Varinka. Le mythe est une influence dans ce contexte puisque le personnage principal a besoin de s’évader dans l’imaginaire pour éviter le mal de vivre engendré par la rudesse de la réalité. Sans réelles intentions de réussir grâce à sa plume, l’écriture devient une échappatoire. Il raconte d’ailleurs le 11 septembre : « Ah ! ma chérie, qu’est-ce que le style ? Vous savez, je ne sais même plus ce que j’écris, je ne sais plus rien, je ne me relis même pas, je ne me corrige pas, j’écris seulement pour écrire, pour m’entretenir avec vous un peu plus longtemps. » Le point d’interrogation suivi de la répétition du segment « je ne sais plus » et de l’hyperbole « je ne sais plus rien » montre un abandon du protagoniste à trouver une solution rationnelle. La présence de questionnements et la nonchalance du protagoniste face à son ignorance sur sa raison d’écrire et à ses questions stylistiques, illustrent donc sa raison d’écrire. Ainsi, il s’évade dans le « faux » et malgré la l’absence de Varinka, il s’entretient avec elle par le biais de messages qu’elle lira plus tard. Il vit donc dans l’anticipation de ce qu’elle ressentira à la lecture de ces mots et dans l’espérance de ce qu’elle répondra à cet éclat de désespoir pourtant révélateur d’une certaine dignité, celle de persister à vivre et à réfléchir sur ses actes, malgré la malchance qui s’attarde à alourdir ses tâches quotidiennes.  Bien qu’il n’ambitionne pas sur une carrière de lettres, Macaire entretient toutefois une ferveur pour son style littéraire. Il travaille en effet au perfectionnement de celui-ci, critiquant celui de certains auteurs et se dévalorisant lui-même parfois. Ces remises en question par rapport à sa capacité à jouer avec les mots montre qu’il priorise la maitrise du style sur la possession des biens matériels, et que si une botte trouée ne guide pas ses jugements sur quelqu’un, il considère le style d’écriture de celui-ci comme révélateur de sa compétence et de son savoir. Comme en témoignait Richard Millet dans sa préface des Pauvres gens : « Diévouchkine redoute par-dessus tout la férocité de la satire : la pauvreté stylistique est d’une certaine façon pire que la pauvreté matérielle, pire qu’un bouton qui se détache devant le chef de bureau, ou qu’une ligne sautée en recopiant un acte important : elle est une tare, un obstacle à l’amour. »[8] Ainsi, cette métaphore qui met en opposition et compare la pauvreté matérielle et la pauvreté stylistique en utilisant l’image de la chute d’un bouton, montre que si la noblesse des gens pour la société se caractérise par leur rang social, pour le protagoniste de l’histoire, le style définit la noblesse de l’âme, et c’est la peur de ne pas réussir à trouver le style pour refléter l’amplitude de sa propre noblesse de l’âme qui l’angoisse lors de ses remises en questions sur l’écriture.

2.2- Les forces diaboliques et le rêve dans Nouvelles de Pétersbourg de Gogol

Dans Nouvelles de Pétersbourg de Gogol, particulièrement dans la nouvelle « La Perspective Nevski », le thème du faux est exploité par l’évocation de forces diaboliques, de même que par le développement du thème du rêve et de l’imagination. En effet, à l’analyse des diverses nouvelles, la perception de Gogol de la vie après la mort est davantage péjorativement imaginée comme étant l’enfer plutôt que le paradis. Par conséquent, il évoque dans certaines circonstances la présence d’un démon, qui manipulerait le monde. Par exemple, dans La Perspective Nevski, alors que Piskariov est invité à rejoindre la femme de son dévolu à l’hôtel, il sort à l’extérieur et décrit ce qu’il voit: « L’extraordinaire bigarrure de cette foule le décontenança totalement ; il semblait que quelque démon avait émietté le monde en une multitude de fragments et brassé tous ces fragments à l’aveuglette, à tort et à travers »[9]. L’allégorie « quelque démon avait émietté le monde », caractérisée par l’image de l’entité abstraite et inhumaine qui émiette l’objet abstrait qu’est le monde, fait allusion au mythe puisqu’il fait allusion à l’imaginaire. De surcroît, l’auteur établit ici un lien entre le caractère perturbé et désorganisé de la ville et l’œuvre du diable. Une allusion au destin négatif prévu à Saint-Pétersbourg dans le mythe initial peut aussi être interprétée. Plus loin, un autre passage d’autant plus significatif révèle l’influence du mythe de Pétersbourg dans les histoires de Gogol :

Elle ment à longueur de temps, cette Perspective Nevski, mais surtout lorsque la nuit s’étale sur elle en masse compacte et accuse la blancheur ou le jaune pâle des façades, quand toute la ville devient éclair et tonnerre, quand les myriades d’attelages débouchent des ponts, quand les postillons hurlent sur leurs chevaux lacés au galop, quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu’elles ne sont.[10]

Cette personnification de la Perspective Nevski, l’auteur attribuant l’action humaine « de mentir » à ce lieu, met en relief la perception négative de la ville qu’entretient l’auteur. Il l’associe en effet au mensonge et à la déchéance, prétendant que même l’intervention du diable pourrait être bénéfique pour améliorer son sort. Le diable est aussi utilisé par Gogol dans la nouvelle Le portrait : lors de la publication de la première version, le héros s’appelait Tchertkov (plutôt que Tchartkov comme c’est le cas dans la version actuelle), nom issu du mot Tchert qui en russe signifie « diable ».
Outre ces évocations du diable, le faux est un sujet mis de l’avant par les comportements de Piskariov, l’artiste timide. Alors qu’il marche avec son ami le lieutenant Pirogov, il tombe éperdument amoureux d’une belle femme dont le manque de noblesse le déroutera plus tard. Pris au dépourvu par cette révélation, mais tout de même affligé par de fortes et incontrôlables émotions, il décidera d’apaiser cette réalité insoutenable en usant de substances hallucinogènes. Le lendemain, lorsque s’estompent les effets de ces drogues, il est dérouté : « une sorte d’instinct machinale le ramena à son logement, blême, l’air hagard, les cheveux en désordre, le visage marqué des signes de la folie ». Cette gradation des symptômes que provoque l’usage de ces drogues ou peut-être au contraire que lui procure le retour à la réalité le mène à abandonner tout espoir et à mettre fin à ses jours. Dans les autres œuvres contenues dans le recueil, le rêve et les fantômes sont aussi utilisés pour traiter du faux, comme c’est le cas dans Le Manteau, où les fantômes sont des personnages assumés.

2.3- La comparaison des deux œuvres

À cet égard, les deux œuvres se ressemblent grandement. En somme, elles font toutes deux des références au mythe et mettent de l’avant l’idée que la société pétersbourgeoise est basée sur les apparences et le faux. Les œuvres des deux auteurs mettent aussi de l’avant l’influence du mythe initial attribuant au futur de Saint-Pétersbourg des malédictions inquiétantes. Un lien peut aussi être fait entre les deux œuvres du point de vue l’inspiration que puise Dostoïevski dans les œuvres de Gogol. En effet, en plus de suivre le même genre de discours, il fait allusion à ses œuvres dans Les Pauvres Gens. En effet, dans son œuvre, malgré leurs peu de moyens, les deux correspondants de l’histoire se vouent à la lecture d’œuvres littéraires pour trouver un sens à la vie et fuir la réalité un certain temps. L’auteur témoigne de son appréciation de l’œuvre Le manteau en plus d’avouer son influence.

En somme, dans les deux œuvres sont critiqués l’importance de la hiérarchie et des rangs sociaux en plus d’aborder le thème du « faux ». Dostoïevski et Gogol s’unissent dans leurs œuvres Les pauvres gens et Nouvelles de Pétersbourg pour critiquer le système socio-économique de Pétersbourg basé uniquement sur la hiérarchie et les apparences, en mettant en relief les conséquences de ce système sur les classes peu réputées et injustement traitées. Le premier auteur utilise la compassion du lecteur pour passer son message en racontant l’histoire d’un homme attachant dans le besoin alors que le deuxième utilise l’ironie pour ridiculiser les gens haut placés qui s’accordent de l’importance grâce à leur statut, mais qui n’ont pourtant aucune crédibilité aux yeux des étrangers. Il met lui aussi de l’avant les problématiques engendrées chez les gens plus marginaux, les artistes notamment. De surcroit, dans les œuvres des deux auteurs russes, l’influence du mythe de Pétersbourg peut aussi être perceptible par les thèmes du faux, les idées diaboliques et l’évocation de l’imaginaire. Alors que Dostoïevski utilise l’écriture pour que puissent s’évader dans l’imaginaire ses deux personnages, Gogol traite plutôt de drogues hallucinogènes et d’idées diaboliques dans ses textes. Finalement, dans ce même ordre d’idées, l’analyse des œuvres d’Alexandre Pouchkine, prédécesseur et inspiration de ces deux auteurs, permettrait de révéler les premières apparitions de ces thèmes dans la littérature russe. En effet, dans ses œuvres, particulièrement dans Le cavalier d’airain, La petite maison isolée sur l’île Vassilievski (1829) et La Dame de Pique(1834) on perçoit l’émergence des grandes lignes de cette littérature Pétersbourgeoise et les premières ébauches traitant du mythe littéraire.[11]

Médiagraphie :
Livres :
DOSTOÏEVSKI, Les Pauvres Gens, folio, Paris, édition Gallimard, 2005, 208 pages.

FERNANDEZ, Dominique, «Témoignages et documents (Pages 146 à 160)», La
magie blanche de Saint-Pétersbourg
, Evreux, Éditions Gallimard, 1994, 167 pages.

GOGOL, NIVAT, Georges,  Nouvelles de Pétersbourg, folio, Barcelone, Gallimard, 2008, 306 pages.

GRÉCIET, Françoise, Nouvelles de Pétersbourg, connaissance d’une œuvre de Nicolas Gogol, « Le nez, p. 55 et Thèmes p. 70 » éditions Bréal, Rosny Cedex, Connaissance d’une œuvre, 1998, 127 pages.

MILLET, Richard, Préface de Les Pauvres Gens de Dostoïevski, folio, Paris, édition Gallimard, 2005, 20 pages.

PHILIPS, Catherine, RICE, Christopher, RICE, Mélanie, St-Pétersbourg, Libre expression, Montréal, Guides Voir, 1999, 255 pages.

TROUBETZKOY, Wladimir, Saint-Pétersbourg, mythe littéraire, « Chapitre 1», Paris, PUF,  2003, 170 pages.

Articles :
NEPVEU, Pierre, « Vivement Montréal!», automne 1995, dans Études françaises, [article en ligne], [http://id.erudit.org/iderudit/035982ar], (consulté le 4 mars 2011 sur Érudit).



[1] F. Gréciet, Nouvelles de Pétersbourg; connaissance d’une œuvre de Nicolas Gogol, p.70.
[2] D. Fernandez, La magie blanche de Saint-Pétersbourg, p.18.

[3] F.Gréciet, Nouvelles de Pétersbourg; connaissance d’une œuvre de Nicolas Gogol, p.65.

[4] N. Gogol, « La Perspective Nevski » dans Nouvelles de Saint-Pétersbourg, p.45.
[5] N. Gogol, « La Perspective Nevski » dans Nouvelles de Saint-Pétersbourg, p.81.
[6] F. Dostoievski, Les Pauvres Gens, p. 150.
[7] W. Troubetzkoy, ROUBETZKOY, Saint-Pétersbourg, mythe littéraire, p.8.

[8] F. Dostoïevski, Les pauvres gens, p. 16.
[9]N. Gogol, « La Perspective Nevski » dans Nouvelles de Saint-Pétersbourg, p.62.
[10]N. Gogol, « La Perspective Nevski » dans Nouvelles de Saint-Pétersbourg, p.91.
[11] W. Troubetzkoy, ROUBETZKOY, Saint-Pétersbourg, mythe littéraire, p.81.