Création: Туалет

Туалет

Une odeur nauséabonde résultant d’un mélange d’excréments et de la mauvaise gestion des eaux imprégnait son tablier initialement blanc, jauni par l’usure due aux lavages successifs. Une goutte de sueur descendit le long de son front et s’éteignit à l’extrémité de son menton, laissant un souvenir reluisant sur ses joues. Nous étions un matin de juin et le soleil pesait sur la ville de Moscou, où déjà une foule de touristes faisaient cliqueter le flash de leur appareil photo.


Cathédrale Saint-Basile-Le-Bienheureux, Moscou,
Gabrielle L'Espérance, juin 2011.
 Maria  Devoutchkine était installée à son kiosque depuis 3 heures du matin, alors que le soleil recommençait à éclairer la Place Rouge après un bref répit d’une heure ou deux. Ses cheveux poivre et sel étaient recouverts d’un fichu noué sous son menton. Son dos était courbé et formait une bosse qui, combinée aux complications engendrées par son surplus de poids, contribuait à rendre ses déplacements laborieux. Elle avait le visage parsemé de rides et deux cernes bleutés rappelaient les nombreuses journées passées sur le coin de cette rue, à l’abord des vestiges communistes.

À ses côtés s’entassait une dizaine d’autres marchands, qui cumulaient sur leur modeste table des éventails de poupées russes aux couleurs séduisantes, quelques oeufs fabergés et d’autres babioles à la signature du pays, attirant le touriste qui ne saurait tarder à vouloir en faire baisser le prix. Les files de visiteurs venus d’un peu partout dans le monde s’organisaient aux abords des diverses cathédrales où chacun devrait tour à tour franchir les détecteurs de métal afin d’acquérir le droit de visiter l’intérieur d’un monument architectural toujours un peu plus grandiose que celui aperçut auparavant. Les yeux grands ouverts des touristes sur les étalages laissaient présager la rumeur d’une journée fructueuse, qui ne saurait déplaire aux marchands profitant de la brève période touristique de Moscou.

Madame Devoutchkine gérait quatre toilettes bleues et étroites, modestement abritées à l’ombre de la cathédrale Saint-Basile, qu’elle tentait tant bien que mal de conserver propres à l’aide d’un torchon humide, délavé par l’eau de javel.

Depuis l’âge de huit ans,  elle avait vu sa mère passer ses journées à faire cette besogne; accueillant les touristes avec une fraction d’un rouleau de papier hygiénique en échange de quelques roubles. À présent, à l’âge de 65 ans, c’était elle qui, depuis plus de 50 ans, y consacrait sa vie.

Assise sur une cuvette fermée, la porte de l’une de ses cabines entrouverte révélait le modeste lieu de travail de la dame; une bouteille d’eau juchée sur une boîte de carton brune, accotée à un réservoir de savon désinfectant en pompe et à un torchon humide. Un sac de papier brun imbibé d’huile de cuisson attendait à ses pieds et abritait une tourte à la viande troquée à l’aurore au kiosque d’en face.

Place Rouge, Moscou,
Gabrielle L'Espérance, juin 2011.
Les odeurs de nourriture s’entremêlant à celles des cabinets irritaient les narines de Madame Devoutchkine qui ressentait déjà l’inconfort de l’humidité imbibant sa chemise, provoquant la transparence du coton blanc usé et l’apparition de deux cernes jaunes sous ses aisselles. Assise sur son siège, elle regardait défiler les touristes, munis de leur appareil photo et le dos encombré d’un sac, les yeux rivés sur les vestiges de l’URSS, excités de franchir le Kremlin et de visiter la Place Rouge. Devant les statues de Pierre Legrand et les monuments commémoratifs de Kouzma Minine et Dmitri Pojarski, jeunes et moins jeunes prenaient la pause et sortaient leur sourire le temps de capturer leur présence en sol étranger. Mascottes et acteurs en costumes historiques se baladaient aux endroits stratégiques où les visiteurs seraient tentés de prendre des photos, alléchés par le cliché original partagé avec l’un de ces personnages.

Des officiers en habits gris surveillaient la foule qui s’accumulait aux abords de la forteresse, accentuant la chaleur accablante qui pesait déjà sur les marchands.
Il était presque midi, les mouches envahissaient les alentours des cabinets. Un garçon d’environ 16 ans s’approcha de Madame Devoutchkine. Il ouvrit un cabinet sans lui adresser la parole. Habituée à ce genre de comportement, elle l’apostropha et lui indiqua poliment dans sa langue maternelle qu’il devait débourser les 50 roubles exigés pour bénéficier du service. Le jeune homme, s’exprimant en anglais et comprenant visiblement mal le russe, la dévisagea. Il lui paraissait inimaginable de devoir débourser de l’argent afin d’avoir accès à des toilettes chimiques. En Amérique, se disait-il, il n’aurait sans doute pas daigné les utiliser gratuitement, tellement l’odeur infecte et l’absence de salubrité s’avéraient répugnantes. Avec une mine d’indignation, il se retourna vers ses amis et retira de ses oreilles les écouteurs de son baladeur. Les quatre adolescents étaient regroupés en cercle et se partageaient leurs trouvailles du matin. L’un d’eux, petit et trapu, montrait avec fierté une poupée russe à l’effigie de l’équipe de hockey de Boston. Un autre, cette fois plus grand et imposant, montrait délicatement un pendentif féminin sur lequel pendait un œuf orné de gravures et de reliques, dont le troisième garçon se moqua rapidement. Celui-ci, svelte et grand avait le visage recouvert d’acné. À la différence des deux autres, il n’avait pas acheté de babioles. Finalement, le meneur du groupe, un Américain qui portait la casquette et se distinguait par sa posture nonchalante vint les rejoindre. Il échangea avec eux quelques mots dans un jargon incompréhensible même pour un anglophone averti.

Après quelques regards, quelques mots anglais et plusieurs rires moqueurs, la bande d’adolescents se dirigea vers les toilettes, hochant la tête avec un hypocrite sourire à madame Devoutchkine qui insistait toujours pour qu’ils paient leurs dettes. Celle-ci, malgré les quelques mots anglais qu’elle avait réussi à maîtriser avec le temps, ne put réussir à comprendre le dialogue de la bande et crut naïvement qu’ils n’avaient pas compris le principe et paieraient en quittant.
N’ayant plus la ferveur de sa jeunesse, elle attendit calmement dans son cabinet, utilisant le journal Komsomoliskaj Pravda replié en éventail afin de s’attirer un peu d’air, le temps que le vent lui offre un peu de fraicheur. Des clients passèrent, mais durent faire demi-tour, les quatre toilettes étant longuement occupées. Madame Devoutchkine les regarda s’en aller, déçue qu’après tant de temps passé à attendre, tout le monde arrive au même moment.

Quelques minutes plus tard, elle entendit l’un deux crier aux autres quelques consignes puis vit s’échapper les quatre garçons de leurs cabines respectives. Bousculant à leur sortie un marchand dos tourné, ils traversèrent la clôture de la Place Rouge et descendirent vers une station de métro où personne ne prendrait le temps de les chercher.

Madame Devoutchkine n’eut pas le temps de réagir, ni de se lever, la vieillesse et ses douleurs aux dos affectant sa motricité. Exaspérée et épuisée, elle les regarda, impuissante, s’enfuir. C’est seulement quelques minutes plus tard, alors qu’elle accueillit un client, qu’elle respira une forte odeur toxique et aperçut les gribouillis dessinés au crayon indélébile sur les murs de ses toilettes.

Le soleil était chaud, elle peinait à plier son dos, déjà pour le simple entretien régulier elle devait rationner l’eau de javel; le nettoyage s’annonçait couteux et la journée pénible. Elle regarda autour d’elle puis posa les yeux vers le ciel et aperçut à quelques lieues l’hôtel Ritz-Carleton.

Réflexion critique

L’objectif principal de mon travail de création était de mettre en relief certains éléments observés lors de notre voyage en Russie, tout en gardant en tête les thèmes et connaissances apprises avant le voyage sur la ville de Moscou de même que sur la population russe en général. Certains thèmes récurrents comme l’inégalité entre les classes sociales et la hiérarchie étaient particulièrement traités dans les oeuvres littéraires étudiées pour mon projet soit Nouvelles de Petersbourg de Gogol et Les pauvres gens de Dostoievski. J’ai donc gardé ces thèmes en tête, bien qu’ils aient été traités au 18e siècle, lors de ma création et de la recherche de mon inspiration.

J’ai décidé de créer cette fiction en basant mon oeil de touriste sur une situation subtile qui se déroulait dans la spectaculaire région de Moscou; la Place Rouge. La vue d’une femme dont l’emploi consistait à gérer des toilettes m’a inspirée puisqu’il s’agit de l’une des seules manifestations de pauvreté que j’ai eu l’occasion de voir durant le voyage, celle-ci étant profondément cachée derrière la prestance des vestiges de l’architecture. J’ai tenté de faire ma création avec un style littéraire réaliste, empreint de longues descriptions détaillées, afin de bien imager l’ambiance de ce bref moment de la vie d’une femme peu fortunée. Le narrateur absent, qui pourtant voit tout, m’a permis de mettre sur papier mes observations sans toutefois inventer les réflexions de la femme et ainsi de devoir parler de quelque chose que je ne connais pas.

En somme, ce récit dont l’anecdote est plutôt banale est en lien avec mon projet puisqu’il met en scène un personnage qui, comme ceux des deux histoires que j’ai étudiées, occupe un emploi modeste et est témoin de la richesse des autres. Aussi, le lieu de mon histoire, la Russie, est un lien fort entre mon analyse et ma création. Finalement, il était pertinent et nécessaire pour moi de me rendre sur les lieux pour faire ma création puisque j’ai ainsi pu mettre la réalité des habitants Russes que j’avais étudiée grâce à la vision des auteurs cités plus haut en opposition avec ma propre vision de touriste, visitant la ville trois siècles plus tard.  Cette création se distingue en revanche des œuvres étudiées pour mon volet analyse à certains niveaux. En effet, bien que la pauvreté et la banalité du quotidien du protagoniste soient un point commun, la situation est très contemporaine puisque l’emploi  de la femme est une répercussion de la mondialisation et de l’apparition du tourisme. Aussi, le fait que soit aussi remarqué l’hôtel Ritz prouve que malgré les années, les différences entre les classes sociales sont toujours présentes. Mon projet est aussi original, car peu de récits sont basés sur la vie des employés touristiques improvisés comme celle de Madame Devoutchkine et ce genre de situations est rarement celui auquel pensera le touriste à sa sortie de la Place Rouge.